Croisière
pour un cadavre
Tilt n°93 - Septembre 1991
Déjà
annoncé pour !e début de l'année, ce cadavre va vous mener
en bateau ! Entre l'aventure et le polar, le troisième jeu de Delphine
Software ne tombe ni dans la facilité ni dans l'infaisable. Accrochez-vous
au bastinguage, la mer va se déchaîner... Inspecteur de police,
cous menez l'enquête sur la mort et la disparition de !'armateur grec
Niklos Karaboudjan. Les confessions de ses amis vous plongent dans leseaux troubles
d'un passé agité. Interroger et fouiller sont vos seules «
armes ».
Editeur : Delphine Software. Scénario : Paul Cuisset,
Denis Mercier, Philippe Chastel ; programme : Paul Cuisset, Philippe Chastel,
Benoist Aron ; graphisme Denis Mercier, Christian Robert, Thierry Perreau ;
musique : Jean Baudlot.
Toute l'action se déroule à bord du somptueux voilier
Le Karaboudjan, en l'année 1927. Son propriétaire, riche armateur
grec, invite quelques amis pour une croisière de rêve. Mais cela
tourne vite au cauchemar. Niklos Karaboudjan est assassiné dans son bureau.
Raoul Dussentier, inspecteur de police (personnage que vous incarnez), commence
son enquête. Mais cela ne vous mène pas très loin : on vous
assomme. A votre réveil, le corps de Niklos a disparu. Difficile de débuter
plus mal
Bien évidemment, des huit invités, personne n'a rien vu. Un prêtre
pas très catholique, une femme acariâtre, une épouse malheureuse,
un jeune Espagnol oisif, un notaire de famille imprudent, un homme au passé
trouble... Voici les quelques personnages qui hantent le voilier. Votre seule
arme (au début) est le dialogue : poser des questions et comparer les
différentes versions des faits. Un flot d'informations surgit de ces
discussions et de nombreuses pistes s'offrent à vous. Un épais
brouillard d'incertitude et de doute va planer tout au long de l'enquête.
Mais, à la fin, tout s'illumine et vous lancerez, soulagé :
« Mais c'est bien sûr ! » N'allez pas croire que le joueur
passe son temps à faire la conversation. Dussentier arpente le pont de
tribord à babord, fouille les cabines, visite les cales pour trouver
les indices (papier, clé...) nécessaires à confondre le
ou les assassins. Une scène d'arcade (assez simple) a été
intégrée au jeu.
Pour son troisième jeu d'aventure (après Voyageur du Temps et
Opération Stealth), l'équipe de Delphine a eu le vent en poupe.
Le scénario est d'une richesse comparable aux romans d'Agatha Christie
la psychologie des personnages est bien étudiée, les rebondissements
sont nombreux et l'explication finale est digne des leçons du professeur
Hercule Poirot. L'histoire n'a pas été écrite de façon
linéaire. Dussentier dispose de plusieurs moyens pour arriver à
la fin. Cela laisse une grande liberté au joueur. Pour savoir si son
enquête progresse, une horloge s'affiche.
Dix minutes s'écoulent lorsque l'inspecteur a découvert un élément
important du puzzle. Les cas de fin de jeu sont très rares. Lorsque l'enquête
piétine, il est toujours possible de revenir en arrière. Autre
point intéressant du scénario : le dialogue entre les personnages.
Lorsque Dussentier apprend un fait nouveau, ce dernier s'ajoute à la
liste des questions. Montré à certains personnages, ce nouvel
élément va en amener d'autres et ainsi de suite. C'est un peu
le principe de la poupée rosse.
Les graphismes et la musique sont à la hauteur du scénario. Les
dessins (générés sur Deluxe Paint 3) ont été
minutieusement travaillés (les vues des ponts sont superbes). Les couleurs
pastel des décors témoignent d'un passé révolu.
Le joueur est vu en pied (sauf pour les scènes de dialogue) et se déplace
à l'écran en respectant la perspective. En fait, Dussentier est
un personnage vectoriel en trois dimensions. L'animation de ses déplacements
est
plus fluide. Lorsqu'il se déplace vers vous (c'est-à-dire au premier
plan), il grossit de plus en plus jusqu'à recouvrir l'écran. L'effet
est inversé lorsqu'il s'éloigne. Cette technique originale n'est
pas sans défaut : il lui arrive de faire quelques pas « en crabe
" avant d'avancer Les vues en plongée et contre-plongée donnent
un aspect cinématographique au jeu (voir la présentation et les
images de fin !). La musique d'origine (Perfect Sound) est variée et
colle parfaitement à l'ambiance (standards de jazz des années
trente par exemple). Malheureusement, les bruitages sont réduits à
leur plus simple expression : quelques
cris de mouettes ou des pas qui résonnent, et encore faufil disposer
d'un méga de mémoire. Les permutations des cinq disquettes qui
contiennent le jeu ne sont heureusement pas assez fréquentes pour gêner
le déroulement de l'histoire.
La souris est l'outil indispensable de Dussenfier. II suffit de cliquer (bouton
gauche) sur un objet ou une partie du décor pour qu'apparaissent les
verbes d'action (procédé devenu classique dans les jeux Delphine).
Avec le bouton droit, vous avez accès à l'inventaire, à
l'horloge et à la carte. Ce dernier élément permet au joueur
de se rendre d'un point à un autre du bateau sans perdre de temps. Très
utile, il ne faut cependant pas en abuser : vous risqueriez de ne jamais rencontrer
certains personnages.
Comment ne pas résister à l'appel du grand large ? On est très
vite séduit par l'ambiance de ce huit-clos. Même si vous n'êtes
pas un spécialiste des enquêtes policières. Croisière
pour un Cadavre ne vous laissera jamais « mariner » : des codes
sont prévus pour venir en aide aux joueurs désespérés.
Laurent Defrance
Solution
Tilt n°102 - Mai 1992
« Cher inspecteur, vous vous souvenez certainement
de cette rafle que vous aviez menée l'an dernier au Café de Paris,
dans lequel je dînais ce soir là... » C'est par cette lettre,
envoyée le 25 mars 1927 au commissaire Raoul Dusentier par le richissime
Niklos Karaboudjan, que débuta l'une des affaires les plus étranges
qu'il nous fut permis de connaître. Une année après le drame
qui fit couler tant d'encre à l'époque, Raoul Dusentier a accepté
de répondre au questions de Tilt, pour lever une bonne fois pour toutes
le voile qui plane encore sur l'affaire Karaboudjan. Jonathan Le Roux, l'un
des plus hardis journalistes micro du moment, a discuté pendant de longues
heures avec le commissaire. Voici le résultat de son travail.
Jonathan Le Roux : Commissaire Dusentier, bonjour ! Avant
d'entrer dans le vif du sujet, à savoir la découverte des premiers
indices sur le Karaboudjan, pouvez-vous nous racontez les circonstances qui
vous ont amené à participer à cette croisière funeste
?
Raoul Dusentier : Bien sûr. C'était une froide
matinée de printemps. Le facteur m'apporta une lettre. Je l'ouvrais et
découvris que son auteur n'était autre que le célèbre
Niklos Karaboudjan, un armateur grec, l'un des plus riches et célèbres
hommes d'affaire de la place de Paris. J'avais connu cet éminent personnage
lors d'une opération de police quelques temps auparavant. II m'invitait
sur son yacht, soi disant pour discuter avec moi de diverses affaires criminelles.
Niklos prétendait, dans cette même lettre, vouloir écrire
un roman policier. En fait, je n'ai pas cru un instant à ce stratagème.
Je dirais même qu'aiguisant ma curiosité, cela m'a poussé
à accepter l'invitation. Et puis, une croisière sur un yacht !
ce n'est pas avec mon traitement de fonctionnaire de police que je pouvais espérer
profiter une autre fois de la même chance!
JLR : D'après ce qu'en a dit la presse, votre croisière
a bien mal commencé...
RD : En effet, à peine avais-je mis le pied sur
le Karaboudjan que les événements se sont précipités.
Pensez donc, j'ai juste eu le temps de tomber nez à nez avec un cadavre
avant de me prendre un bon coup sur la tête. Nous étions déjà
loin des côtes. Impossible de faire appel aux collègues. Il fallait
agir seul. J'ai repris connaissance dans ma cabine, réveillé par
un homme en livrée. II fallait commencer l'enquête au plus vite.
Le plus étrange dans tout cela, c'était la disparition du cadavre.
L'avait-on jeté à la mer ? Sans doute, mais pourquoi ? Le crime
était de toute façon découvert.
JLR : Quel a été votre premier indice ?
RD : Tout a réellement commencé à
8 h 10 précises. Alors que je me remettais lentement du choc, j'ai découvert
par le plus grand des hasard un papier froissé, près du cendrier.
Après l'avoir déplié, je pus lire son contenu.
JLR : Et le mot disait... ?
RD : « Rendez-vous au bar, question de vie ou de
mort... » Quant à la signature, un simple F énigmatique...
Il m'était impossible, bien sûr, de reconnaître l'écriture
du message. Il aurait fallu mettre tout le monde dans le bain. Aussi décidai-je
de me rendre au bar du Karaboudjan, en espérant collecter d'autres indices.
En fait, avant de me rendre au bar, je suis passé par le fumoir et y
ai rencontré mon premier suspect. Je dis suspect car, vu les circonstances
étranges de cette affaire, tout le monde entrait illico dans cette catégorie.
Au fumoir, donc, j'ai pu discuter avec Tom. Tom était notaire. Un homme
en apparence très respectable, un peu borné : il refusa que nous
discutions dans le silence, il fallait toujours que ce satané gramophone
fonctionne ! Je lui parlai d'Hector et appris que c'était le majordome
de la victime, un homme très dévoué à son patron.
II ne savait rien par contre sur le rendez-vous du bar. A 8 h 20, je me rendis
enfin au bar où j'appris du nouveau sur le père Fabiani.
JLR : On a beaucoup entendu parler de cet homme d'Église.
Un personnage généreux et très attaché à
Niklos...
RD ; Et pourtant, ce n'était pas un saint... Lorsque
j'ai montré le papier au barman, celui-ci m'a appris que le rendez-vous
fixé provenait de Fabiani. Le père avait rencontré Niklos
le soir du crime. Au dire de ce témoin, la rencontre fut chaude et Fabiani
élevait fréquemment la voix. Fabiani passait du même coup
en tête de liste des suspects ! Et puisqu'il avait oublié son missel
au bar, ma manière de l'aborder était toute trouvée. A
8 h 30 précise, je décidai donc de rendre visite à cet
homme. La chambre de Fabiani était vide, hélas. Mais je n'allais
pas rester pour autant les bras croisés. Je fouillai la cabine de fond
en comble. A droite, un tiroir... Mais, fausse piste ! Par contre, je remarquai
une valise à côté de chacun des lits. Si celle de Désiré,
l'homme qui partageait la cabine avec Fabiani, était fermée à
clef, celle du père était ouverte. Et là, surprise ! La
valise de Fabiani était un véritable casino ambulant ! Décidément,
mes soupçons contre ce brave ecclésiastique se confirmaient de
minute en minute. Avant de quitter la cabine, je fouillais quand même
le lit de Désiré. J'y découvris un nounours. Étrange
pour un homme de son âge, mais après tout...
JLR : Les invités de la croisière ont-ils
bien réagi à vos investigations, assez directes » il me
semble ?
RD : Eh bien justement, pas toujours. Par exemple, juste
après avoir fouillé la cabine de Fabiani, j'ai surpris une discussion
très privée dans la cabine la plus proche. Je suis entré
sans frapper... mais c'est souvent le meilleur moyen de surprendre un suspect,
de le déstabiliser. En fait, il y avait là Rébecca et Julio.
Je me trouvais en pleine scène de ménage ! Et entre qui ? Entre
le jeune Julio, un richissime flambeur et la femme de la victime. Décidément,
il y avait sur ce bateau plus de suspects que de filins ! Après avoir
pris note de cette étrange « alliance », je questionnai Julio
sur la mort de Karaboudjan. Il me parla alors de Daphné, la fille du
défunt, très choquée par la mort de son père. Je
compris dès lors que ce qu'il me restait de mieux à faire, c'était
de rencontrer un à un tous les passagers de cette croisière. Il
était déjà 8 h 40, il ne fallait pas perdre de temps.
JLR : Dans la presse, on a beaucoup parlé de Suzanne,
une vieille amie des Karaboudjan. Elle vous aurait semble-t-il beaucoup aidé
dans votre enquête.
RD : C'est vrai. J'ai rencontré Suzanne pour la
première fois sur le pont, vers 8 h 45. Elle m'a apprit beaucoup de chose
lors de cette première entrevue, sur Julio et les courses automobiles
dont il raffole ainsi que sur la famille immensément riche de ce jeune
homme. Mais à 9 h 00, alors que je cherchais du feu pour allumer l'une
de ses cigarettes, ma main effleura le missel que j'avais toujours en poche.
Du coup, je repartis à la recherche de Fabiani. En marchant, j'ouvris
le missel et découvris une lettre compromettante pour le père.
Un indice de plus. En passant par le fumoir, je constatai que Tom avait disparut.
J'éteignai enfin le gramophone. Mon instinct de détective me poussa
à fouiller la pièce. Sous le fauteuil, je trouvai un nouveau message.
JLR : Que disait-il ?
RD : Il m'apprit que Tom avait récemment commandé,
chez Kartier, un bracelet d'une valeur de 17 000 F. Une histoire de femme, sans
doute... Mais revenons à Fabiani. Je découvris enfin cet étrange
personnage dans la salle à manger. En fait, tout au long de mon enquête,
le prêtre serait le plus souvent dans la salle à manger ! Un sacré
mangeur... Je rendis le missel à Fabiani et lui posai un grand nombre
de questions. Mais l'homme ne se dévoila pas. Rien sur la valise/casino,
rien sur la lettre du missel, il me sembla dès lors de plus en plus suspect.
Le seul indice qu'il m'apporta concernait par contre les problème financiers
de Tom. Un point qu'il me fallait éclaircir au plus vite. Aussi, vers
9 h 30, je me rendis dans la cabine de Tom et Rose Logan. Là, j'appris
bien plus de choses. Tout d'abord, c'était Fabiani qui avait insisté
pour que Suzanne participe à cette croisière. Pourquoi ? Mystère
! D'autre part, je découvris aussi que le prêtre avait plus d'un
défaut. Joueur, il l'était, et il craquait des sommes vertigineuses.
De même que, je le savais, Julio avait des raisons de tuer Niklos (il
sortait avec sa femme), Fabiani ou Tom pouvaient-ils espérer résoudre
leur problèmes financiers grâce à la mort de leur «
ami »» ? Pourquoi pas !
JLR : Quels rapports avezvous eu avec Julio, ce jeune homme
riche et parait-il assez imbu de sa personne ?
RD : C'est à 9 h 40 que je le rencontrai de nouveau,
dans ma cabine, car il logeait dans la même pièce que moi. Non,
Julio n'était en rien prétentieux. Riche, oui, mais pas plus fier
pour autant. II m'appris à son tour un grand nombre de choses sur Suzanne.
Alcoolique, la jeune femme sortait à peine d'une longue cure de désintoxication.
Mais était-elle complètement guérie ? Par la suite, j'éprouvai
souvent des difficultés à ajouter foi à ses déclarations,
d'autant qu'elle portait parfois des accusations très directes. Mais
revenons à nos moutons. A 9 h 50, j'ai de nouveau rejoint Tom pour en
savoir plus sur Suzanne et Julio. Peu à peu, les personnalités
de chacun m'apparaissaient plus clairement. Dans la salle à manger, je
retrouvai également le père Fabiani. J'appris que Niklos ne voulait
pas que Suzanne participe à la croisière. Encore un sujet de discorde
entre les deux hommes ! Ensuite, sur le pont, Suzanne prit une fois de plus
la parole. Elle me parla de Fabiani. Puis ce fut encore Fabiani qui médit
du notaire Tom Logan et du piètre état de son mariage avec Rose...
JLR : En fait, la situation restait assez confuse ! De
tous ces racontars, il vous était impossible de tirer quelques éléments
de vérité...
RD : Détrompez-vous. C'est justement lors de ma
dernière conversation avec Fabiani que je fis la première découverte
réellement intéressante ! Tom et Rose n'étaient pas heureux...
Et savez vous pourquoi ? Tout simplement parce que Rose n'avait épousé
Tom Logan que dans le but d'oublier un ancien mais cruel chagrin d'amour. Vous
verrez par la suite que ce point est essentiel !
JLR . Mis à part les témoignages des uns
et des autres, avez-vous découvert beaucoup d'indices concrets, cendres
de cigarettes, empreintes... ?
RD : II y avait tout d'abord les lettres et le message.
Et à 10 h 00, dans ma propre chambre, j'ai découvert aussi une
clef, sur le tapis, au-dessous du sac de golf. C'est dans le bureau de Karaboudjan
que j'ai pu utiliser cet indice. Cette clef ouvrait le secrétaire et
j'y trouvai une lettre de remerciement et, surtout, un écrin. A l'intérieur,
près du fermoir, des initiales : R J... II était maintenant 10
h 30.
JLR : Et que disait la lettre ?
RD : Fabiani y remerciait Niklos pour un service rendu.
Décidément, ces deux hommes n'avaient pas, sans vouloir faire
de l'humour, des relations très catholiques... Je devais résoudre
cette énigme au plus vite. Je trouvai Fabiani dans sa cabine. Il m'expliqua
tout simplement qu'il s'agissait d'un don de Niklos pour réparer le clocher
de son église. Vrai ou faux ? Je n'étais encore sûr de rien.
Puisque Fabiani n'était pas, pour une fois, dans la salle à manger,
je jugeai le moment opportun pour visiter cette salle. Dans les tiroirs de la
commode, je trouvai les cartons d'invitations à 10 h 40 précises
et j'y appris deux choses importantes : en premier lieu, que Julio et Daphné
devaient se fiancer, ensuite et surtout, les initiales de la femme de Niklos,
Rébecca : R V J, pour Rébecca Vivian Jones.
JLR : D'où le RJ de l'écrin !
RD : Vous avez vu juste ! Le bracelet, acheté par
Tom, était en fait destiné à la femme de Niklos, et non
à Rose. Sur tous ces points, il me fallait des éclaircissements.
Je rejoignai donc Suzanne, toujours penchée sur la balustrade du pont
supérieur. Elle m'apprit que Fabiani avait organisé une grande
kermesse pour la restauration du clocher de son église, et qu'il avait
obtenu beaucoup d'argent. Je sus aussi que les fiançailles de Julio et
Daphné avaient été annulées. Pourquoi ? J'étais
bien décidé à le découvrir. Quant à Fabiani,
que j'interrogeai à son tour, il me dit pour sa part que la kermesse
n'avait rien rapporté. Etrange, non ? Quant aux fiançailles, j'appris
que Niklos n'avait même pas prévenu sa fille qu'il avait décidé
de lui-même de la marier à Julio
JLR : II y avait de quoi devenir chèvre !
RD : Oui, et je fus assez découragé pendant
un instant. Aussi ai-je jugé bon de faire une trêve, de prendre
un peu l'air, de profiter ne serait-ce que quelques minutes de l'air du large.
Mais l'aventure ne voulait décidément pas me lâcher ! Alors
que je flânai pour me détendre sur le pont principal bâbord
arrière, quelle ne fut pas ma surprise d'apercevoir Tom et Rébecca
dans des effusions peu dignes du moment. J'avais vu juste, ces deuxlà
s'entendaient bien mieux entre eux qu'avec leurs conjoints respectifs. Et l'un
ce ces conjoints était mort... Tournant les talons, je décidai
de visiter quelques lieux moins fréquentés. Dans les toilettes
du bas, je ne trouvai rien d'intéressant. Dans celles du haut, par contre,
j'empochai un savon. Un geste que les journalistes ont à l'époque
interprété comme un trait de génie, puisque ce savon allait
me sauver la vie par la suite. En fait, je peux l'avouer maintenant, je voulais
juste m'en servir pour laver quelques affaires ! Enfin, bref... En parfait détective,
je regardai aussi dans le siphon. Mais c'était une fausse piste. Je visitai
la lingerie. Dans le bac marqué « invités »»,
je trouvai un peignoir. Dans la poche de ce vêtement, un pendentif. Rien
de bien passionnant je l'avoue, si ce n'est que le pendentif appartenait à
Daphné Karaboudjan, comme le prouvaient les initiales gravées
à l'intérieur.
JLR : On a pourtant dit dans la presse que ce pendentif
avait un secret ?!
RD : En effet, mais je ne le découvris qu'ensuite,
en examinant mieux l'objet. Vers 11 h 00, alors que je tripotais le bijou, je
m'aperçus que le portrait qui était dedans ne représentait
pas du tout Daphné, mais une autre personne du nom d'Aglaé, comme
me l'apprit Fabiani lorsque je l'interrogeai à ce sujet. Fabiani parlait
de cette fameuse Aglaé à l'imparfait. Etait-elle donc décédée...?
Il me fallait tirer l'affaire au clair. J'interrogeai Hector, le majordome,
puis Désiré Gros Jean que je rencontrai pour la première
fois. A 11 h 10, j'interrogeai encore Julio dans sa cabine pour apprendre qu'Aglaé
était la tante de Daphné. Jusqu'à 11 h 40, je discutai
tour à tour avec Fabiani, dans sa cabine, puis avec Suzanne dans le bar.
Enfin, je retrouvai Suzanne dans sa chambre, complètement saoule. Ce
fut l'occasion pour moi de fouiller sa cabine.
JLR : Et vous avez trouvé...
RD : Dans l'armoire de gauche, dans sa vanity-case, une
ordonnance... La liste des médicaments était longue ! II fallait
que j'interroge la jeune femme à ce sujet. En attendant qu'elle reprenne
conscience, je retournai au bar pour me servir un verre. Avant de me rendre
sur le pont supérieur. j'emportai avec moi un peu d'alcool et bien m'en
prit... Sanun verre de plus, Suzanne n'aurait pas voulu parler ! Finalement,
elle me fit des confidences. Les médicaments étaient destinés
a Aglaé. Cette pauvre femme était tombée malade et, malgré
sa légendaire résistance, était décédée
peu de temps après. Et savez-vous qui l'avait hébergé pendant
ses dernières heures ? Niklos lui-même. Tout cela avait un étrange
parfum de drame.
JLR : Vous pensiez alors que la mort d'Aglaé n'était
pas naturelle ?
RD : Je n'en étais pas sûr, mais j'appris
par la suite, de la bouche de Tom que je rencontrai dans le fumoir, que la vieille
femme était très riche. Qui profitait de sa mort ? Dans ma profession,
c'est une question qui vient tout de suite à l'esprit !
JLR : En fait, seul Fabiani pouvait vous renseigner !
RD : Exact, et je m'empressai donc de lui rendre visite.
Et là, il me mit au courant d'une vieille mais sinistre histoire. Imaginez
le tableau. Aglaé a 20 ans. Charmante, intelligente, elle prend des leçons
de piano auprès d'un jeune homme tout aussi séduisant. Résultat,
les deux jeunes gens ne jouent pas seulement du piano... Et puis, la colère
des parents, l'enfant à l'orphelinat, la mère dans un couvent
! Voilà comment commença la vie d'Aglaé. Le père
Fabiani me montra même des photo. Sur l'une d'elle, on voyait l'enfant
de la pauvre mère avec son ours en peluche... Et bien, croyez moi ou
non, j'ai tout de suite fait le rapprochement avec Désiré et l'ours
dans son lit. C'était évident, Désiré n'était
autre que le fils d'Aglaé, le neveu de Karaboudjan !
JLR : Incroyable ! Mais Rébecca, la femme de Niklos,
était-elle au courant de ce neveu mystérieux ?
RD : Bien sûr, et justement, à 12 h 35 environ,
je pus m'en rendre compte en regardant discrètement par le hublot dans
la chambre de Rébecca. Cette dernière et son amant, Tom étaient
en train de comploter pour l'assassinat pur et simple de Désiré
! Pour le coup. mes soupçons commençaient à s'orienter
vers ce couple sans scrupules. Mais il me fallait des preuves... Je continuais
alors mes interrogatoires, visitant Suzanne sur le pont, Désiré
dans le hall arrière... Enfin, j'atterris dans la chambre de Daphné.
Comme elle était absente, je fouillai sa cabine. Dans l'armoire, sous
une pile de linge, une enveloppe... J'appris que la mère de Daphné
était morte dans un accident de voiture. " Décidément,
voilà une famille qui affectionne les morts violentes, me dis-je en moi-même.
" Chez Fabiani, je trouvai un autre indice, tout en bas de l'armoire :
une montre à gousset. Il était alors 13 h 00. Je rencontrai ensuite
Julio, étendu sur le pont. Alors que je lui présentai la montre,
au hasard je l'avoue, il m'appris que Fabiani l'avait perdu au poker contre
Niklos, une semaine plus tôt. Mais tout cela n'avait pas grande importance,
face à ce que j'appris quelques minutes plus tard au sujet de Rose...
JLR : Rose était une personne mélancolique
à ce qu'il paraît...
RD : C'est vrai, mais vous savez qu'elle avait bien de
quoi ! Lorsque je la rencontrai, à 13 h 10, en train de tricoter sur
le pont supérieur, je ne pus rien en tirer. Au bar, Suzanne m'en apprit
un peu plus sur Rose. Mais c'est une fois de plus Fabiani qui me dévoila
des choses réellement intéressantes.
JLR : La fameuse histoire de Raphaël Lambert ?
RD : Oui. Rose était fiancé à ce Raphaël
depuis quelques mois déjà lorsque le drame survint. Un beau matin,
on retrouva le jeune homme ivre, dans une maison close, dans les bras d'une
femme de petite vertu... Le père de Rose, le notaire Melville, a bien
sûr chassé Raphaël à jamais de sa maison. Rose ne s'est
paraît-il jamais remise de cette décision.
JLR : Cela avait-il un rapport avec votre enquête
?
RD : Oui, mais je ne m'en aperçus que plus tard.
Pour l'heure, je continuais mes investigations. Je rencontrai Daphné
dans sa cabine, puis Rébecca. Je retournai encore une fois chez Daphné
pour éclaircir certains points. Il était alors 13 h 30. Au bar,
Suzanne buvait toujours. Je discutai un bon moment avec elle, puis à
13 h 40 avec Fabiani dans la salle à manger. C'est lui qui m'apprit que
Rébecca n'était pas la mère de Daphné et que les
deux femmes ne s'étaient jamais très bien entendu. Dans le bureau
de Niklos, je rencontrai Hector. II me parla d'une dispute entre Fabiani et
Niklos, consécutive à une partie de poker ou le prêtre avait
perdu gros. Quant à la véritable mère de Daphné,
elle s'appelait Mercedes. C'est elle qui est décédée dans
un accident de voiture.
JLR : A ce point de l'enquête, sur qui se portaient
vos soupçons ?
RD : Difficile à dire... Tout le monde avait eu
des raisons de tuer Niklos. Mais certains m'inspiraient encore moins de confiance
que les autres. Prenez Rose par exemple... Sur le pont supérieur, je
trouvai son sac. Dedans, une publicité pour un revolver... Avouez que
c'était louche! Rose me surprit et se justifia pourtant. A 14 h 10, elle
m'affirma qu'elle voulait offrir une arme à Tom. Je me rendis ensuite
chez Tom. Il n'était pas dans sa cabine...
JLR : .. et vous en avez profité pour fouiller ses
affaires ?!
RD :Tout juste ! Et savez vous ce que j'y ai trouvé
? Une lettre dans l'armoire, sous les draps. Je compris alors le drame de Rose
et Raphaël Lambert. Cette missive était signée Lola. La jeune
fille parlait d'un traquenard. Un homme se nommant Karaboudjan lui avait proposé
de l'argent pour tenir compagnie à l'un de ses"amis". Après
une nuit plutôt agitée, ce même monsieur avait fait irruption
avec deux gendarmes. Vous comprenez tout ça, Raphaël dans la maison
close, n'était qu'une mise en scène organisée pour briser
les fiançailles du jeune couple... A 14 h 20, j'étais donc sûr
que Rose avait toutes les raison d'en vouloir à Niklos ! Mais tandis
que je ruminais cette pensée en me promenant sur les ponts du bateau,
un nouveau drame se produisit
JLR : Un nouveau meurtre ?
RD : Tout juste, mais la tentative échoua, fort
heureusement. Sur le pont supérieur, Suzanne venait de tomber à
l'eau. Après l'avoir repêchée à l'aide d'une bouée,
j'observai la rambarde... Elle avait été sciée. Accident
?Non !Plus que jamais, je compris que j'approchais du but. Le coupable perdait
les pédales. Puisqu'il avait essayé de se débarrasser de
Suzanne, il me fallait savoir ce que la jeune femme savait de si important.
Je !'interrogeai. Elle me montra une lettre d'Aglaé, la tante de Niklos
décédée d'une étrange maladie. La vieille femme
affirmait qu'elle était empoisonnée par... Niklos et Rébecca
!Une accusation très grave, mais qui s'appuyait sur l'héritage
gigantesque qui allait revenir à l'armateur. Suzanne était convaincue
de cette culpabilité. Elle m'apprit que sa présence sur le Karaboudjan
n'avait d'autre but que de prouver la culpabilité de Niklos. A 15 h 00,
Suzanne me demanda d'aller chercher sa trousse de maquillage. Lorsque j'y arrivai,
la pièce était sens dessus dessous.
JLR : Un cambriolage ! elle gardait donc des preuves chez
elle !
RD : C'est aussi ce que je supposais. Mais en fait, je
ne trouvai pas grand-chose dans la cabine de Suzanne. Vers 15 h 20, je mis pourtant
la main sur une petite boîte à musique. Je l'ouvrai et ne vis rien
de particulier à l'intérieur. Mais c'était tout de même
un indice ! Ensuite, je dois avouer que j'ai eu un peu de chance ! Dans la lingerie,
je trouvai en effet une clef, dans un pot posé à côté
de l'étagère. Cette clef correspondait à la boite à
musique, j'en eus l'intuition. Je retournai donc chez Suzanne. Le mécanisme
était certes un peu complexe mais je parvins à la déclencher.
En fait, il fallait remonter la boite, la laisser jouer puis bloquer la petite
ballerine qui dansait. J'entendis un déclic. Lorsque je refis tourner
la clef, une cache s'ouvrit dans la boîte à musique. J'avais trouvé
une nouvelle lettre ! Il était 15 h 30.
JLR : Encore une lettre d'Aglaé sans doute...
RD: Pas du tout, la missive était cette fois adressé
à Niklos.
16 juin 1912, Niklos, j'ai fait le travail... je passerai ce soir
prendre le paiement... Pas d'entourloupe ! Pas de signature, bien sûr.
Mais voilà qui confirmait une fois de plus les agissements étranges
de l'armateur. Cet homme, bien que décédé, me paraissait
là encore le plus suspect de tous les passagers
JLR : La presse a parlé d'un attentat qui se serait
produit vers 15 h 45... Que pouvez vous nous en dire ?
RD : C'est au bar que tout a commencé. Je voulais
juste boire un rafraîchissement lorsque le capitaine du Karaboudjan à
surgi dans la pièce. < Suivez moi, il faut empêcher cela...
» m'a-t-il dit avant de disparaître... Sur le pont, à 15
h 40 exactement, j'assistai alors à une scène violente. Rébecca
s'apprêtait en effet à tuer Désiré. Un instant de
plus et j'avais une nouvelle victime sur les bras. Fort heureusement, Daphné
est intervenue en lançant son sac sur Rébecca. Mais le plus important
dans l'histoire, c'est que j'ai entr'aperçu un homme qui se glissait
dans les coursives... Je n'ai pas pu le reconnaître ! Il était
alors 15 h 50. J'ai pris le sac de Daphné et le lui ai rapporté
dans sa cabine. Je l'interrogeai.
JLR : Elle était sûrement en état de
choc... Le bon moment pour lui faire avouer la vérité ?
RD : Oh, vous savez, je n'ai pas eu besoin de forcer la
dose. Elle m'a parlé d'elle-même, comme soulagée. Bref,
j'appris quelque chose d'essentiel. La vieille Aglaé, sachant pertinemment
que sa propre mort était provoquée par les soins de Niklos (il
aurait été bon d'analyser les médicaments que lui fournissait
son neveu) avait légué toute sa fortune à son fils Désiré
Gros Jean. Imaginez la colère et la déception de Niklos et de
sa femme Rébecca ! Niklos avait ensuite invité Désiré
sur cette croisière, soi-disant pour lui présenter des excuses.
En fait, tout semblait tourner à l'envers. C'est Désiré
qui aurait dû mourir, assassiné par Niklos. L'affaire devenait
confuse. Elle le fut encore plus par la suite, puisque je collectai de la part
de chacun des accusations plus ou moins loufoques, et toutes différentes...
JLR : Comment cela ?
RD : Et bien, vers 16 h 05 commença la ronde des
délations. Pensez donc, je me suis promené sur le pont, pour réfléchir,
passant et repassant devant les cabines de tous mes suspects. Et à chaque
fois : pssstt, entrez dans ma cabine, commissaire... j'ai des révélations
de la plus haute importance à vous faire ! »
JLR : Profitons-en pour faire le point. En un mot, qui
accusait qui ?
RD : Vous allez voir, ce n'était pas simple. Rébecca
accusait Rose d'avoir tué Niklos pour le punir d'avoir fait chasser Raphaël
il y a bien longtemps. Daphné soupçonnait quant à elle
le père Fabiani. Elle me déclara: Fabiani avait perdu
une grosse somme en jouant au poker contre Niklos... Et lorsque je l'ai croisé,
le soir du crime, il avait quelque chose dans la poche, une arme sans doute
Fabiani mettait en doute l'honnêteté de Suzanne : "Elle m'a
forcé à la faire invité dans cette croisière c'est
à coup sûr pour se venger de Niklos. » Rose, enfin, sans
doute au courant de la liaison entre son mari et Rébecca, accusait cette
dernière. En conclusion, tout le monde soupçonnait tout le monde,
et seule Suzanne était à mon avis hors de cause... Elle ne se
serait pas jetée à la mer pour le simple plaisir de s'innocenter
!
JLR : A votre place, j'avoue que j'y aurais perdu mon latin
!
RD : Vous savez, pour un enquêteur, c'est quand tout
devient obscur qu'il devient possible de repérer un éclair de
clarté. C'est pourquoi je continuai môn enquête, laissant
de côté toutes ces accusations, certes fondées, mais que
ne renforçaient aucune preuve réelle. J'ai rencontré Suzanne.
Cela m'a permis de faire la lumière sur la mort de Mercedes, la première
femme de Niklos. L'accident de la mère de Daphné n'en était
pas un. Niklos avait engagé un homme pour la tuer. D'où la lettre
de demande de paiement. Dans le hall arrière, je questionnai aussi Désiré.
Mais l'homme ne parla pas beaucoup... A 16 h 20, je trouvai, dans ma cabine,
un mot d'Hector. II me demandait de le rejoindre au plus vite.
JLR : Lui aussi avait quelque révélation
plus ou moins fantaisiste à faire ?!
RD : Détrompez-vous, ce qu'il allait me dire devait
être très sérieux puisque je le trouvai sur son lit, blessé
à mort par le coupable que je cherchais. Et savez-vous ce qu'il me dit
avant de rendre l'âme ? « Ce n'était pas le corps de Niklos...
L'assassin est... »» Il était 16 h 40 et je commençai
à entrevoir la réalité. Si Niklos n'était pas Niklos,
qui était Niklos ? Ou plutôt, la vraie question, qui était
mort, à qui appartenait ce cadavre que je n'avais vu que quelques secondes?
JLR : Cela voudrait-il dire qu'un passager clandestin se
cachait sur le bateau, un coupable qui ne fût pas encore dans la liste
de vos suspects ? Peut-être l'homme que vous aviez entr'aperçu,
descendant vers les coursives ?
RD : C'était le plus probable ! Et il fallait dès
lors que j'inspecte le navire de fond en comble. Je commençai mon exploration
dans la coursive et atteignis bientôt la cuisine. Au milieu de la pièce
se trouvait un grand meuble bleu. Sur l'étagère, tout en haut,
je mis la main sur un ouvre-boîte. A côté, une trappe menait
à la cale. J'y descendis et dénichai un pied-debiche. L'idée
me vint alors d'ouvrir l'une des caisses. Dedans, des boîtes de conserves
qui contenaient... des grenades ! Il était 16 h 40. Mais ce ne fut pas
la seule découverte intéressante. Dans la salle des machines,
à 17 h 00, je trouvai aussi un tournevis. Je l'empochai, car j'avais
une petite idée derrière la tête...
JLR : Un peu de mécanique ?
RD Non, mais du travail de précision quand même
! Voyezvous, dans le fumoir. j'avais depuis longtemps repéré un
projecteur qui ne fonctionnait pas. J*étais aujourd'hui bien décidé
à le remettre en marche. sachant que le vieux film qui traînait
par là avait sûrement trait au passé. Or, c'est bien du
passé que f avais jusque là tiré le plus d'informations
! La remise en état du projecteur fut chose facile et bientôt,
je vis se jouer devant moi une scène vieille de plusieurs années.
Un homme, un artiste, faisait son spectacle, maniant avec dextérité
une marionnette. Et cet homme, il ressemblait à s'y méprendre
à Désiré Gros Jean. Et derrière, dans le public,
la femme qui apparaissait, c'était Merceries, Merceries dont j'avais
vu il y a peu la photo dans la coupure de journal...
JLR : Vous voulez dire que Désiré était
un ancien artiste de music-hall et que Merceries le connaissait ?
RD : Pour le moment, je ne tirai aucune conclusion hâtive
de tout cela. d'autant que les choses allaient très vite se précipiter
! En effet, vers 17 h 12, je rencontrai Daphné dans le hall. La jeune
femme était affolée : « Inspecteur, vite. Suzanne veut vous
voir, elle dit qu'elle tonnait l'assassin... " A 17 h 20. je fonçai
vers la cabine de Suzanne mais... trop tard i Une fois de plus. mon adversaire
avait été plus rapide que moi. Suzanne gisait sur le sol. En examinant
le corps, je vis qu'elle avait tracé à même le sol deux
initiales : N K.
JLR . ...comme Niklos Karaboudjan !
RD : Bien sûr, voilà qui confortait mon hypothèse...
Mais pour l'heure, il fallait agir très vite. Car l'homme pouvait encore
frapper. Je devais trouver sa cache ! Je commençai mes recherches dans
le bureau du capitaine, vers 17 h 30. Dix minutes plus tard, j'avais mis la
main sur un ouvrage étrange. Ce livre indiquait une pièce secrète,
dans le bureau de Niklos. Du rouge sur une page, un message curieux
« Incal ».. Je me rendis aussitôt dans le bureau de Karaboudjan.
Je ne fus pas long à comprendre qu'il suffisait de placer les livres
de la bibliothèque d'une certaine façon pour déclencher
le mécanisme. Un passage venait de s'ouvrir ! Il était alors 17
h 50.
JLR : On a parlé alors d'un bien curieux combat,
à coup de savonnettes, je crois... Estce une farce de la presse ?
RD : Pas du tout. C'était plutôt un coup de
chance. En fait, devant le passage obscur, je n'étais guère rassuré,
d'autant que je sentais confusément la présence d'un homme dans
le noir. En glissant la main dans la poche, pour saisir mon arme, je m'aperçus
que je ne la portais pas sur moi. C'est pourquoi j'ai saisi ce savon... je l'ai
lancé dans l'ombre, pour détourner l'attention de mon ennemi.
L'homme s'est alors avancé et, fort heureusement pour moi, il a glissé
sur la savonnette et s'est étalé de tout son long... Un coup de
chance, vous dis-je !
JLR : Fabuleux ! Mais qu'y avait-il dans le passage secret
?
RD : J'ai découvert un grand nombre d'indices. Tout
d'abord, sur le mort, un contrat de la mafia au nom de Karaboudjan. Ensuite,
la marionnette que j'avais déjà repéré sur le veux
film, entre les mains de Désiré. Sur une affiche aussi, ce même
Désiré et un nom que je ne connaissait pas encore, Ostrovitch...
Je suis alors remonté au fumoir et, à 18 h 20, lorsque j'ai montré
la marionnette à Daphné, elle l'a tout de suite reconnue
JLR : Elle vous a fait des révélations importantes
?
RD : Je pense bien ! Comme en transe, elle revivait ici
une scène vieille de plusieurs dizaine d'années. Une nuit d'orage,
un homme qui crie : « Non, Dimitri, ne faits pas l'idiot ». Daphné
cria aussi «« papa! »... Elle se souvint alors de son père
allongé sur le sol, mort ! Plus tard, elle avait toujours cru à
un mauvais rêve, puisqu'elle avait découvert au matin son père
bien vivant. Mais alors qu'elle venait de revivre cette scène, elle comprit
soudainement la répulsion que lui avait inspiré son « père
» depuis ce soir maudit... Pourquoi ? Parce que ce n'était plus
le même homme, mais l'artiste Dimitri Ostrovitch qui venait de prendre
sa place !
JLR : Vous voulez dire que Niklos n'est pas mort lors de
cette fameuse croisière, mais plus de vingt ans auparavant !
RD : Exactement, et je connaissais maintenant le fin mot
de l'histoire. Lorsque le capitaine nous annonça que nous allions très
bientôt arriver à destination, je décidai de mettre un terme
à cette affreuse histoire. Ayant réuni tous les passagers, je
désignai le coupable... Désiré Gros Jean, bien sûr,
ou plutôt Dimitri Ostrovitch, car tel était le vrai nom de cet
assassin sans scrupules !
JLR : Si j'ai bien compris, Dimitri à tué
Niklos il y a bien longtemps... Mais pourquoi ? Et qui est alors mort sur le
bateau ?
RD : Vous allez tout comprendre ! Dimitri a 17 ans. Jeune
comédien en quête de gloire et de fortune, il rencontre un soir
la très belle Mercedes Karaboudjan. Ils tombent amoureux l'un de l'autre
mais il y a un problème... Le mari ! Ce couple sans scrupules ne va pas
gâcher cet amour pour autant. et il assassine un soir le pauvre Niklos.
Dimitri prendra aisément sa place grâce à ses talents de
comédien. La jeune Daphné est envoyée en pension et le
couple vit heureux pendant une année. Un beau jour, Dimitri apprend que
Mercedes a un nouvel amant. Cela coïncide avec l'arrivée à
son service d'Hector. Le serviteur le fait chanter. Mais les deux hommes s'arrangent.
Hector assassinera Mercedes contre une forte somme d'argent, camouflant le crime
en un banal accident de voiture... Puis vient à nouveau le temps des
dettes, des créances que l'on ne peut couvrir. Dimitri est alors au courant
de la fortune de la riche tante de Niklos, la sienne maintenant. II décide
à son tour de la supprimer et lui procure des médicaments bourrés
de poison. Mais là, surprise... Dimitri fait la connaissance de Désiré,
un fils naturel d'Aglaé. L'héritage lui échappe. Qu'à
cela ne tienne, il va mettre au point un stratagème pour se débarrasser
de ce nouvel intrus...
JLR : C'est donc pour cela que l'on vous a assommé
quand vous avez découvert le cadavre, pour que vous ne vous rendiez pas
compte de la supercherie !
RD : Exact ! Dimitri s'est en fait servi de moi comme d'un
témoin utile. II m'a montré le cadavre uniquement pour que je
confirme la mort de Niklos. Puis, ensuite, lui et Hector m'ont assommé,
afin que je ne reconnaisse pas plus tard Désiré comme l'homme
assassiné ce soirlà !
JLR : Mais tous ces indices qui semblaient incriminer Rébecca
ou d'autres passagers, le reçu de chez Kartier, la petite clef... Pourquoi
?
RD : Dimitri était un personnage hors du commun.
Non content de se débarrasser sous mes yeux du pauvre Désiré,
il prit sa place et se permis même d'orienter mes soupçons tour
à tour vers chacun des membres de cette grande famille. Il faut dire
qu'il les haïssait tous.
JLR : Commissaire Dusentier, bravo ! Un travail remarquable.
RD : Et pourtant, je dois dire que je ne suis pas très
fier de moi. Bien sûr, j'ai mis à jour un criminel vraiment rusé...
Mais j'ai aussi laissé se commettre sous mes yeux deux assassinats. Pour
Hector, je n'ai aucun scrupule, c'était un malfrat. Mais pensez à
la pauvre Suzanne. Son souvenir m'est d'autant plus cruel que, lors de notre
dernière rencontre, j'avais cru deviner dans ses yeux comme une sympathie,
une réelle sympathie...
Propos recueillis par Jonathan Le Roux.